Texte biographique présenté par Pierre JULLIEN lors de journée scientifique organisée le 06 septembre 2002 en l'honneur de Claude Benzaken.

Cette manifestation a été organisée avec le soutien financier
de l'Institut IMAG et du GDR ALP

Le Ben

L'honneur qui m'échoit de vous parler de Claude Benzaken vient, je pense, du fait que suis ici son ami le plus ancien (48 ans et 55 jours). En effet, nous nous sommes connus très exactement le 13 juillet 1954, sur la place de la Sorbonne, où le bal et la fête battaient leur plein.
Tu es reçu ? Moi aussi.
Nous venions d'apprendre notre réussite au concours d'entrée à l'ENS de la rue d'Ulm. Nous savourions notre bonheur et chassions les petites anglaises.

Comme vous l'apprendrez dans quelques minutes notre rencontre fut pour Claude déterminante pour sa vie future. Nous l'ignorions l'un et l'autre. En fait ce n'est qu'à la rentrée d'octobre que notre amitié se forgea vraiment et que j'appris à le connaître mieux.

Claude est né en 1933, en Algérie, dans une famille modeste. Il a une grande sœur. Donc il est le dernier. C'est, je crois, la première et la dernière fois de sa vie.

A l'entrée en sixième, il passe le concours des bourses avec succès et entame des études classiques (latin, grec) au grand Lycée Bugeaud, à Alger. Peut-être trouve-t-il les études difficiles mais les mathématiques ne lui posent aucun problème. Il les digère sans effort avant même de les avoir avalées. En première, il obtient la première partie du Bac littéraire et s'oriente de son propre chef en Math-Elem, où il obtient, en 1951, la deuxième partie avec mention.

Il entre naturellement en hypotaupe et l'année suivante en taupe. Dès la première fois (en 3/2), bien que n'y croyant pas trop, il est admissible à l'ENS et à Polytechnique. En 1953, il vient donc, avec d'autres dont Claude Cohen-Tannoudji (prix Nobel de physique et académicien) pour passer les oraux. Ce sera sans succès pour Claude Benzaken, qui vient pour la première fois en métropole mais ce n'est que partie remise. En 1954, il est à nouveau admissible à ces deux écoles et, cette fois reçu aux deux, en très bons rangs. Il opte sans hésiter pour l'ENS.

Il faut dire un mot de cette taupe d'Alger, la "taupe arabe", dont tous ceux qui m'en ont parlé gardent un souvenir ému. Le professeur de mathématiques se nommait Saint-Jean mais tout le monde disait le singe. C'était paraît-il un homme assez extraordinaire, qui aimait beaucoup ses élèves et les guidait vers la réussite. Je pense que Claude lui en a une reconnaissance certaine. Nous retenons donc qu'en quelque sorte Claude descend du singe.

Venons-en à nos années d'Ecole, où avec nos condisciples, nous avons réussi nos diplômes et passé l'agrégation. Nous avons connu un ami plein de talents très variés, tout en finesse, toujours de bonne humeur malgré ses soucis relatifs au drame algérien qui venait de se déclencher.

Claude est un artiste. Il s'était acheté une guitare pour accompagner les chansons de Brassens, de Brel et bien d'autres. Musicien dans l'âme, il danse très bien. Il aimait et aime toujours peindre, sculpter, créer. Nous avons joué au bridge des soirées entières. Nous avons même joué au foot où, s'il ne brillait pas par sa carrure, il avait un sens aigu du jeu. Pleinement avec nous les scientifiques, il fréquentait aussi les littéraires, parmi lesquels il s'est fait beaucoup d'autres amis.

Claude est un poète, un rêveur, parfois un peu étourdi. Il nous a beaucoup amusés par ses facéties involontaires, à tel point que l'appelant déjà le Ben, nous l'avions aussi baptisé Le Roi titre dont il est très fier, tant nombreux sont ses sujets !

Après l'agrégation, en août 1957, je me suis marié en Provence. Claude était évidemment de la noce. C'est là qu'il eut le coup de foudre pour une gamine la belle Hélène, également invitée.

Hélène habitait Tarascon, au sud d'Avignon. Pour aller la retrouver, Claude passa son permis de conduire, acheta une 203 et, aux vacances de Noël, partit sur la grande route nationale, avec deux amies d'Hélène, qui descendaient chez elles. C'est un peu avant Auxerre, qu'il eut bien involontairement une première approche de la glisse incontrôlée. Si bien que le lendemain, partant moi-même dans le midi, je suis allé le voir à l'hôpital de Joigny Heureusement, les dégâts corporels étaient relativement minimes mais c'en était fini pour la 203 ! Cela pour vous citer un exploit du Roi, parmi tant d'autres.

Tout est bien qui finit bien. Claude et Hélène se sont mariés l'été suivant. J'y étais. Ce mariage aurait-il eu lieu, si Claude ne m'avait pas connu ? Qu'en sait-on ? Toujours est-il qu'ils auront deux filles Véronique, née en 1960, aujourd'hui professeur des universités et Carole, peintre internationalement connue, née en 1964.

Après l'agrégation, nous faisons une quatrième année à l'Ecole normale, en stage dans le laboratoire Blaise Pascal du professeur de Possel. Claude y reste une année comme boursier du CNRS. Il y rencontre Noël Gastinel et surtout Jean Kuntzmann, qui cherche à recruter de jeunes collaborateurs, sur Grenoble. Ainsi démissionnant du CNRS, le Ben vient occuper un emploi d'enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences de Grenoble, à la rentrée 1959. Il fera là quasiment toute sa carrière.

Je passe rapidement sur une période très pénible de sa vie, lors de son service militaire, pendant la guerre d'Algérie au moment du putsch de 1961. Affecté, comme officier, en pleine montagne près d'Orléansville, il tombe psychologiquement malade et doit être rapatrié sanitaire en métropole. Après sa convalescence, il est affecté, à Lyon, à une école de formation de l'armée, où il finira son service comme enseignant. Là, il se rétablit complètement et il a même le plaisir d'éveiller aux sciences un surdoué, Jean Frêne, arrivé quasiment illettré et détecté par les services psychométriques de l'armée. Ils sont même passé à Cinq colonnes à la une.

A la rentrée 1962, il réintègre l'Université grenobloise comme Maître-assistant. L'informatique démarre. Claude fait partie d'une équipe s'intéressant aux architectures matérielles. Il aborde quelques problèmes théoriques sur la synthèse des fonctions booléennes, retrouve sans le savoir des résultats de E.Post et découvre en même temps les joies de la Combinatoire (colorations, hypergraphes, cheminements) intimement liée à sa problématique. Ses premières publications datent de 1964.

Sa thèse est en bonne voie. A la rentrée 1967, il accepte un poste de professeur délégué(on disait Maître de Conférences à l'époque) à la faculté de Montpellier. Les événements de mai 68 surviennent. Un poste de Maître de Conférences se crée à Grenoble. Jean Kuntzmann l'invite à postuler. Le Ben retourne définitivement à Grenoble.

Les restructurations commencent, avec d'innombrables et inévitables débats : constitution des UER, des nouveaux labos, etc. Kuntzmann, veut s'orienter vers la didactique des mathématiques et de l'informatique. De nombreuses thèses (théoriques comme appliquées) ont été soutenues au sein de son équipe Algèbre et Circuits logiques et cette énorme équipe va se scinder en deux : une équipe VLSI et une autre théoricienne dénommée "Algèbre, Logique et Combinatoire" que Claude va désormais diriger.

Cette équipe atteint son apogée en 1976 (cinq thèses d'Etat) et acquiert une notoriété internationale. Dès cette année, Benzaken noue des relations scientifiques avec Peter Hammer (qui dirige deux revues de Maths Discrètes et l'invite au comité éditorial). Cette collaboration tourne à une amitié profonde qui dure toujours. Cependant, en marge à la fois des mathématiques classiques et de l'informatique (même théorique), cette équipe connaît les obstacles prévisibles au sein de l'UER mais son statut reste établi définitivement.

Claude ne s'est pas cantonné dans cette seule activité de recherche. Au plan local, il a eu des responsabilités administratives importantes : directeur du Laboratoire de Mathématiques Appliquées (aux trois composantes Analyse, Statistiques, Combinatoire) puis plus tard directeur de l'UFR Maths-Informatique. Au plan national il a exercé trois mandats électifs au Comité National du CNRS. Surtout, il est conscient d'avoir vécu la révolution informatique et les difficultés à l'asseoir dans un large spectre universitaire ouvert.

De cette expérience et de son engagement très profond dans les nouvelles filières d'enseignement, il garde un souvenir vivace, heureux mais épuisant. Cela explique qu'il fait valoir ses droits à la retraite au plus tôt (dès 60 ans). Il bénéficie des quatre années d'Eméritat, pour replonger à fond dans la recherche (autant que son âge le lui permet car il sait que cela est difficile) : la thèse d'une de ses dernières élèves, la rédaction d'un dernier long article, l'élaboration du logiciel Clutter destiné à manipuler les hypergraphes (il a été un fondateur du premier logiciel Cabri-graphes) complété par le logiciel Boolean. Sa dernière année d'Eméritat se passe au laboratoire Leibniz (Centre-ville) pratiquement à l'endroit même où il a débuté à Grenoble.

Professionnellement la boucle est bouclée. Aujourd'hui lui nous avons rendu hommage. Il l'a bien mérité.

La suite, je ne la connais pas. Nous la lui souhaitons longue et heureuse. Peut-être va-t-il se consacrer plus à sa petite fille Ilaria, la fille de Véronique, qui à cette rentrée scolaire entame une longue carrière, peut-être universitaire, en entrant aujourd'hui en première année de maternelle ?

Claude nous t'aimons tous et te souhaitons de rester toi-même le plus longtemps possible, avec Hélène et les tiens.

Pierre Jullien, le 6 septembre 2002.