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Le Ben
L'honneur qui m'échoit de vous
parler de Claude Benzaken vient, je pense, du fait que suis ici son ami le
plus ancien (48 ans et 55 jours). En effet, nous nous sommes connus
très exactement le 13 juillet 1954, sur la place de la Sorbonne,
où le bal et la fête battaient leur plein.
Tu es reçu ? Moi aussi.
Nous venions d'apprendre notre réussite au concours
d'entrée à l'ENS de la rue d'Ulm. Nous savourions notre
bonheur et chassions les petites anglaises.
Comme vous l'apprendrez dans quelques minutes notre rencontre fut pour
Claude déterminante pour sa vie future. Nous l'ignorions l'un et
l'autre. En fait ce n'est qu'à la rentrée d'octobre que
notre amitié se forgea vraiment et que j'appris à le
connaître mieux.
Claude est né en 1933, en Algérie, dans une famille
modeste. Il a une grande sur. Donc il est le dernier. C'est, je
crois, la première et la dernière fois de sa vie.
A l'entrée en sixième, il passe le concours des bourses
avec succès et entame des études classiques (latin, grec) au
grand Lycée Bugeaud, à Alger. Peut-être trouve-t-il
les études difficiles mais les mathématiques ne lui posent
aucun problème. Il les digère sans effort avant même
de les avoir avalées. En première, il obtient la
première partie du Bac littéraire et s'oriente de son propre
chef en Math-Elem, où il obtient, en 1951, la deuxième
partie avec mention.
Il entre naturellement en hypotaupe et l'année suivante en
taupe. Dès la première fois (en 3/2), bien que n'y croyant
pas trop, il est admissible à l'ENS et à Polytechnique. En
1953, il vient donc, avec d'autres dont Claude Cohen-Tannoudji (prix Nobel
de physique et académicien) pour passer les oraux. Ce sera sans
succès pour Claude Benzaken, qui vient pour la première fois
en métropole mais ce n'est que partie remise. En 1954, il est
à nouveau admissible à ces deux écoles et, cette fois
reçu aux deux, en très bons rangs. Il opte sans
hésiter pour l'ENS.
Il faut dire un mot de cette taupe d'Alger, la "taupe
arabe", dont tous ceux qui m'en ont parlé gardent un souvenir
ému. Le professeur de mathématiques se nommait Saint-Jean
mais tout le monde disait le singe. C'était paraît-il un
homme assez extraordinaire, qui aimait beaucoup ses élèves
et les guidait vers la réussite. Je pense que Claude lui en a une
reconnaissance certaine. Nous retenons donc qu'en quelque sorte Claude
descend du singe.
Venons-en à nos années d'Ecole, où avec nos
condisciples, nous avons réussi nos diplômes et passé
l'agrégation. Nous avons connu un ami plein de talents très
variés, tout en finesse, toujours de bonne humeur malgré ses
soucis relatifs au drame algérien qui venait de se
déclencher.
Claude est un artiste. Il s'était acheté une guitare
pour accompagner les chansons de Brassens, de Brel et bien d'autres.
Musicien dans l'âme, il danse très bien. Il aimait et aime
toujours peindre, sculpter, créer. Nous avons joué au bridge
des soirées entières. Nous avons même joué au
foot où, s'il ne brillait pas par sa carrure, il avait un sens aigu
du jeu. Pleinement avec nous les scientifiques, il fréquentait
aussi les littéraires, parmi lesquels il s'est fait beaucoup
d'autres amis.
Claude est un poète, un rêveur, parfois un peu
étourdi. Il nous a beaucoup amusés par ses facéties
involontaires, à tel point que l'appelant déjà le
Ben, nous l'avions aussi baptisé Le Roi titre dont il est
très fier, tant nombreux sont ses sujets !
Après l'agrégation, en août 1957, je me suis
marié en Provence. Claude était évidemment de la
noce. C'est là qu'il eut le coup de foudre pour une gamine la belle
Hélène, également invitée.
Hélène habitait Tarascon, au sud d'Avignon. Pour aller
la retrouver, Claude passa son permis de conduire, acheta une 203 et, aux
vacances de Noël, partit sur la grande route nationale, avec deux
amies d'Hélène, qui descendaient chez elles. C'est un peu
avant Auxerre, qu'il eut bien involontairement une première
approche de la glisse incontrôlée. Si bien que le lendemain,
partant moi-même dans le midi, je suis allé le voir à
l'hôpital de Joigny Heureusement, les dégâts corporels
étaient relativement minimes mais c'en était fini pour la
203 ! Cela pour vous citer un exploit du Roi, parmi tant d'autres.
Tout est bien qui finit bien. Claude et Hélène se sont
mariés l'été suivant. J'y étais. Ce mariage
aurait-il eu lieu, si Claude ne m'avait pas connu ? Qu'en sait-on ?
Toujours est-il qu'ils auront deux filles Véronique, née en
1960, aujourd'hui professeur des universités et Carole, peintre
internationalement connue, née en 1964.
Après l'agrégation, nous faisons une quatrième
année à l'Ecole normale, en stage dans le laboratoire Blaise
Pascal du professeur de Possel. Claude y reste une année comme
boursier du CNRS. Il y rencontre Noël Gastinel et surtout Jean
Kuntzmann, qui cherche à recruter de jeunes collaborateurs, sur
Grenoble. Ainsi démissionnant du CNRS, le Ben vient occuper un
emploi d'enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences de
Grenoble, à la rentrée 1959. Il fera là quasiment
toute sa carrière.
Je passe rapidement sur une période très pénible
de sa vie, lors de son service militaire, pendant la guerre
d'Algérie au moment du putsch de 1961. Affecté, comme
officier, en pleine montagne près d'Orléansville, il tombe
psychologiquement malade et doit être rapatrié sanitaire en
métropole. Après sa convalescence, il est affecté,
à Lyon, à une école de formation de l'armée,
où il finira son service comme enseignant. Là, il se
rétablit complètement et il a même le plaisir
d'éveiller aux sciences un surdoué, Jean Frêne,
arrivé quasiment illettré et détecté par les
services psychométriques de l'armée. Ils sont même
passé à Cinq colonnes à la une.
A la rentrée 1962, il réintègre
l'Université grenobloise comme Maître-assistant.
L'informatique démarre. Claude fait partie d'une équipe
s'intéressant aux architectures matérielles. Il aborde
quelques problèmes théoriques sur la synthèse des
fonctions booléennes, retrouve sans le savoir des résultats
de E.Post et découvre en même temps les joies de la
Combinatoire (colorations, hypergraphes, cheminements) intimement
liée à sa problématique. Ses premières
publications datent de 1964.
Sa thèse est en bonne voie. A la rentrée 1967, il
accepte un poste de professeur délégué(on disait
Maître de Conférences à l'époque) à la
faculté de Montpellier. Les événements de mai 68
surviennent. Un poste de Maître de Conférences se crée
à Grenoble. Jean Kuntzmann l'invite à postuler. Le Ben
retourne définitivement à Grenoble.
Les restructurations commencent, avec d'innombrables et
inévitables débats : constitution des UER, des nouveaux
labos, etc. Kuntzmann, veut s'orienter vers la didactique des
mathématiques et de l'informatique. De nombreuses thèses
(théoriques comme appliquées) ont été
soutenues au sein de son équipe Algèbre et Circuits logiques
et cette énorme équipe va se scinder en deux : une
équipe VLSI et une autre théoricienne dénommée
"Algèbre, Logique et Combinatoire" que Claude va
désormais diriger.
Cette équipe atteint son apogée en 1976 (cinq
thèses d'Etat) et acquiert une notoriété
internationale. Dès cette année, Benzaken noue des relations
scientifiques avec Peter Hammer (qui dirige deux revues de Maths
Discrètes et l'invite au comité éditorial). Cette
collaboration tourne à une amitié profonde qui dure
toujours. Cependant, en marge à la fois des mathématiques
classiques et de l'informatique (même théorique), cette
équipe connaît les obstacles prévisibles au sein de
l'UER mais son statut reste établi définitivement.
Claude ne s'est pas cantonné dans cette seule activité
de recherche. Au plan local, il a eu des responsabilités
administratives importantes : directeur du Laboratoire de
Mathématiques Appliquées (aux trois composantes Analyse,
Statistiques, Combinatoire) puis plus tard directeur de l'UFR
Maths-Informatique. Au plan national il a exercé trois mandats
électifs au Comité National du CNRS. Surtout, il est
conscient d'avoir vécu la révolution informatique et les
difficultés à l'asseoir dans un large spectre universitaire
ouvert.
De cette expérience et de son engagement très profond
dans les nouvelles filières d'enseignement, il garde un souvenir
vivace, heureux mais épuisant. Cela explique qu'il fait valoir ses
droits à la retraite au plus tôt (dès 60 ans). Il
bénéficie des quatre années d'Eméritat, pour
replonger à fond dans la recherche (autant que son âge le lui
permet car il sait que cela est difficile) : la thèse d'une de ses
dernières élèves, la rédaction d'un dernier
long article, l'élaboration du logiciel Clutter destiné
à manipuler les hypergraphes (il a été un fondateur
du premier logiciel Cabri-graphes) complété par le logiciel
Boolean. Sa dernière année d'Eméritat se passe au
laboratoire Leibniz (Centre-ville) pratiquement à l'endroit
même où il a débuté à Grenoble.
Professionnellement la boucle est bouclée. Aujourd'hui lui nous
avons rendu hommage. Il l'a bien mérité.
La suite, je ne la connais pas. Nous la lui souhaitons longue et
heureuse. Peut-être va-t-il se consacrer plus à sa petite
fille Ilaria, la fille de Véronique, qui à cette
rentrée scolaire entame une longue carrière, peut-être
universitaire, en entrant aujourd'hui en première année de
maternelle ?
Claude nous t'aimons tous et te souhaitons de rester toi-même le
plus longtemps possible, avec Hélène et les tiens.
Pierre Jullien, le 6 septembre 2002.
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